Au début du mois de février, l’hashtag #SciencesPorcs a secoué Internet et les Instituts d’Études Politiques français. Des centaines de témoignages ont en effet inondé les réseaux sociaux, dénonçant les violences et agressions subies par les étudiants et étudiantes de ces institutions mais aussi le manque de réaction des administrations. Autre école, même problème. En 2018, le journal Libération dévoilait une enquête sur les violences psychologiques et sexuelles dont étaient victimes les étudiantes du lycée militaire de Saint-Cyr. Alors que ces prestigieuses écoles sont censées être des références et des modèles d’éducation, pourquoi l’omerta est-elle si difficile à briser ?
Source : L’Express
Les précédents épisodes de cette saga ont su démontrer que les langues se déliaient petit à petit dans de nombreux domaines, que les femmes et les hommes victimes d’harcèlements, d’agressions ou de viols osaient enfin parler de ce traumatisme, et surtout qu’ils étaient enfin écoutés. Malheureusement, cette libération de la parole est un phénomène lent qui a parfois du mal à s’accomplir car il met fin à des décennies voire des siècles de domination masculine et d’abus.
L’un des derniers milieux touchés par cette vague libératrice est celui de l’éducation, notamment au sein des grandes écoles. C’est sur ses comptes Instagram et Twitter qu’Anna Toumazoff, la créatrice de #SciencesPorcs, a publié des dizaines de témoignages relatant l’ambiance sexiste mais aussi les agressions sexuelles et les viols subis par des étudiantes et étudiants issus des Instituts d’Études Politiques (IEP) de Bordeaux, Paris, Toulouse, Lille et bien d’autres. Dans une interview pour FranceInfo, l’ancienne étudiante de Sciences Po et militante féministe a expliqué que ces faits se produisaient généralement lors des soirées d’intégration, des fêtes entre étudiants ou encore lors du Crit, le week-end rituel annuel de réunion entre les IEP : « Ce sont presque des rites qui sont totalement couverts finalement par les institutions ».
De nombreux témoignages dénoncent en effet l’inaction totale des écoles et un choix délibéré de laisser les violeurs dans l’impunité. Une étudiante affirme par exemple qu’un violeur issu du campus de Sciences Po Paris au Havre aurait simplement été transféré sur le campus de Reims. Et cela n’est qu’un cas parmi tant d’autres. Si la plainte de Juliette, étudiante à Sciences Po Toulouse qui a raconté son viol dans une lettre ouverte, a abouti à la mise en examen de son agresseur présumé, d’autres n’ont pas réussi à obtenir ce soutien, ne voyant parfois pas d’autres solutions que le suicide.
Source : Libération (dessin de Sandrine Martin)
Mathilde (1) quant à elle, n’a pas commis l’irréparable mais a tenté d’alerter sur le sexisme systémique et le harcèlement moral subis par les étudiantes du lycée militaire de Saint-Cyr. Dans une lettre envoyée au président Macron le 2 décembre 2017, l’élève de deuxième année de classe préparatoire écrit : « J'avais jusqu'à présent le projet d'intégrer l'École spéciale militaire (ESM) de Saint-Cyr. […] J'ai honte d'avoir voulu aller dans une armée qui n'est pas prête à recevoir des femmes. J'ai appris que porter un vagin ruine une carrière, une vocation, une vie ». La jeune femme a aussi contacté le quotidien Libération et a notamment parlé de ceux qui se nomment les « tradis », des élèves très catholiques, misogynes, racistes et homophobes. Ces étudiants forment des « familles », perpétuées chaque année par un système de parrainage, qui estiment que les filles volent leurs places et devraient plutôt rester à la maison pour s’occuper des enfants.
Pour se débarrasser de ces « impostrices », les « tradis » ont recours à l’humiliation, aux menaces et à l’indifférence courtoise qui consiste tout simplement à ne plus leur parler. Certaines étudiantes ont essayé de prévenir le commandement mais il semble qu’aucune action concrète n’ait été prise, voire que ce sexisme soit bien plus ancré qu’il n’y parait. En effet, dans son enquête, Libération explique qu’en interne, « une majorité de témoins s’entendent pour dire que le véritable blocage se situe au niveau des plus hauts gradés ». Et ce schéma se répète de génération en génération car ces « tradis », plus ou moins protégés par le commandement, poussent de nombreuses étudiantes à l’abandon et parviennent à devenir officiers, ayant alors la possibilité d’encadrer des formations et de fermer les yeux sur des comportements similaires. C’est d’ailleurs ce que regrette Marie (1), une ancienne élève de prépa littéraire : « Que des élèves fascistes me mènent la vie dure, je peux m'en remettre. Que mes futurs chefs de régiment fassent la sourde oreille, c'est inadmissible. Le manque d'engagement des cadres encourage les éléments perturbateurs ».
Ces écoles, qu’il s’agisse des IEP ou de Saint-Cyr, participent à la formation de nos possibles futurs dirigeants et de ceux chargés de nous protéger, certains trouveraient d’ailleurs cela ironique. À une époque où la classe politique actuelle est déjà sujette à de nombreuses accusations de viols et où l’ouvrage La Guerre invisible publié en 2014 dénonçait la gestion calamiteuse des agressions sexuelles et viols au sein de l’armée française, l’objectif n’est plus de répéter les mêmes schémas mais bien de mettre un terme à cette culture du viol, à cette protection dont bénéficient les agresseurs, les harceleurs, les violeurs et d’assainir une société où l’impunité et l’omerta règnent.
Le 9 février 2020, Frédéric Mion, le directeur de Sciences Po Paris, a d’ailleurs rendu sa démission suite à l’affaire Duhamel dans laquelle il lui était reproché d’avoir su et tu les soupçons d’inceste qui pesaient sur Olivier Duhamel, alors professeur à l’IEP de Paris. Cet évènement marque peut-être le début d’une amélioration et d’une refonte institutionnelle comme celle annoncée par Bénédicte Durand, qui a été nommée administratrice provisoire jusqu’à la désignation d’un nouveau directeur.
De plus, suite au séisme provoqué par #SciencesPorcs, le Ministère de l’enseignement supérieur a diligenté une mission d’inspection générale à Sciences Po Toulouse qui s’étendra ensuite à tous les IEP de France. Ali Saïb, le directeur de cabinet du Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, a précisé dans une note que les inspecteurs devront s’assurer « que les procédures déployées permettent à toutes les victimes présumées d’être entendues et accompagnées et d’obtenir le traitement de leur signalement sur le plan disciplinaire et pénal, le cas échéant ».
À Saint-Cyr, le combat continue, cette fois contre le harcèlement sexuel. En effet, le 4 février dernier, l’armée de terre a annoncé l’ouverture d’une enquête interne déclenchée par la direction du lycée qui a aussi saisi la gendarmerie après que plusieurs jeunes femmes ont rendu compte d’une situation de harcèlement sexuel.
Même si le problème peut parfois sembler insurmontable tant il est ancré dans la tradition et les mentalités, les étudiantes et étudiants issus de toutes les formations ne doivent pas se laisser décourager. Ils doivent, au contraire, briser la loi du silence et lutter pour l’établissement d’une société et d’institutions plus justes où chacun pourra réaliser ses ambitions. Ils doivent dénoncer encore et encore les coupables et les complices, quand bien même il s’agit de l’administration, quand bien même il s’agit d’amis.
(1) Les prénoms ont été modifiés dans l’enquête menée par Libération
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