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Lutter pour la liberté de la presse : un combat à toutes les échelles

Clarisse Doumerc Pauzies et Wandee Hervier

Dans ce dossier inédit, deux rédactrices du Canari ont eu l’opportunité d’interroger deux personnalités liées au monde de la presse. Liberté d’expression, actualités, illustration de presse, parcours professionnel... feront partie des thèmes abordés par ceux qui se situent à l’intérieur de la sphère médiatique.


Depuis des décennies, l’instabilité politique au Burkina Faso entrave le travail des journalistes. En septembre 2022, l’armée a renversé le pouvoir, motivée par l’incapacité du gouvernement burkinabè à contenir l’insurrection djihadiste dans le pays. Ibrahim Traoré, Président de la Transition du Burkina Faso, a signé en avril dernier un décret de mobilisation générale, permettant à l’armée burkinabè de réquisitionner arbitrairement les hommes majeurs afin de les envoyer au front. La liberté de presse s’en trouve fragilisée, notamment, car de nombreux journalistes ou opposants politiques, pourtant déjà habitués aux menaces, se censurent afin d’échapper aux réquisitions arbitraires. 


Dans cette interview, Morin Yamongbè, directeur de publication pour le journal burkinabè Wakat Sera, s’est confié sur les diverses difficultés qu’il rencontre à exercer son métier. 



Dans chaque pays et pour chaque individu, la liberté de la presse se manifeste différemment, avec des répercussions importantes sur la vie politique de chaque pays. Quelle est votre définition de la liberté d’expression ?


« La liberté d’expression, selon moi, c’est donner libre cours, donner la chance à chaque journaliste d’accomplir son travail, d’accomplir ce métier que nous pratiquons. C’est pouvoir pratiquer notre passion : informer. La liberté d’expression c’est cette liberté qu’a le journaliste de pouvoir donner l’information qu’il trouve nécessaire, utile, vraie et importante pour son lectorat, son public. 

Mais comme vous l’avez mentionné, la liberté d’expression s’exerce de différentes manières dans chaque pays, selon la culture, selon la politique, selon les différents aléas que connaît le pays. »



Pourquoi avez-vous choisi le métier de journaliste, sachant justement tous les risques que ce métier implique ?


« Il n’y a pas de métier sans risque. Le médecin pratique son métier, mais il sait qu’il y a des risques qui y sont liés. Le sportif, le footballeur, quand il monte sur le terrain, c’est son métier, mais il sait qu’à tout moment il peut se blesser. Tous les métiers ont des risques. Pour moi, c’est une question de passion, c’est une question d’amour, c’est comme inné. Il y a le journaliste qui travaille avec le cœur, qui travaille avec passion et le journaliste qui travaille juste pour l’argent. Cela se voit très vite dans les différentes écritures, dans la manière de mener un article. Moi, depuis l’école j’ai toujours eu cette envie de partager, et c’est précisément ce qui m’a amené au journalisme. 


Je suis dans le métier depuis 1996, époque où le Burkina Faso a connu une ère démocratique importante, avec la floraison de nombreux journaux et organes de presse. Mais c’est à la même époque, que notre confrère, directeur de publication de l’hebdomadaire L’Indépendant, Norbert Zongo, a été assassiné. Ses restes calcinés ont été découverts le 13 décembre 1998 alors qu’il enquêtait et écrivait sur la mort d’un employé du frère cadet de l’ancien président du Faso, Blaise Compaoré. Juste pour vous dire que nous sommes conscients des risques, et que nous faisons avec. » 



Vous avez parlé de votre travail journalistique qui certes n’est pas celui d’investigation, mais qui est quand même, vous le disiez, non sans risque. En quoi se battre pour cette liberté de presse et pour la liberté d’opinion et d’expression vous tient à cœur ?


« Ça me tient énormément à cœur. Il faut se battre tous les jours pour la conquérir. D’abord, aucune liberté n’est acquise de fait. Il faut toujours la conquérir et l’arracher chaque jour, un petit espace par petit espace. Comme je le disais, informer c’est très important pour lutter contre l’obscurantisme des populations. D’ailleurs, notre slogan, à Wakat Séra, c’est « Le temps de la vraie info ». Il faut donner l’information, la bonne, la vraie. C’est très important pour aider les gens à avancer dans leurs vies. »



D’après votre expérience de journaliste au Burkina, est-ce que vous estimez que la situation des journalistes s’est dégradée depuis le coup d’État de 2021 ?


« Oui, forcément. N’oubliez jamais qu’après un coup d’État, on a toujours un État d’exception. Et dans un État d’exception, la restriction de toutes les libertés est de fait. Au Burkina, on a connu et on connaît toujours des restrictions de libertés que ce soit sous le régime actuel ou certains de ceux précédents. 


N’oubliez pas non plus que ce n’est pas le premier coup d’État que le Burkina connaît. Il faut reconnaître que cette fois-ci c’est encore un peu plus dur. Par exemple, la loi sur la mobilisation et la mise en garde réduit sérieusement notre liberté d’action. Aujourd’hui il faut faire très attention à ce que l’on écrit pour ne pas être accusé par les autorités de « démobiliser l’armée » et de ce fait d’être réquisitionné pour aller au front. 


Il y a eu un recul de la liberté de la presse depuis le coup d’État, c’est certain. Mais ce n’est pas dû qu’au coup d’État. Non seulement, il y a les coups d’État, mais en plus, il y a l’insécurité. Cette insécurité a amené le pays dans une guerre que lui imposent les terroristes et « les hommes armés non identifiés » (Hani). En période de guerre, l’information est très contrôlée et maîtrisée par les autorités, c’est normal, mais sans la part d’abus. À vouloir faire taire toutes les voix discordantes, finalement, personne ne peut plus critiquer dans le pays, ou pointer du doigt les failles dans la politique du gouvernement. Selon moi, c’est très dangereux pour les dirigeants eux-mêmes. »



Aujourd’hui, il y a énormément de conflits dans le monde, notamment le conflit russo-ukrainien et en ce moment le conflit au Proche-Orient. Est-ce que les médias, et plus particulièrement la presse écrite, sont toujours des moyens de communication crédibles ou ne sont-ils pas des outils d’influence ou de propagande utilisés par le pouvoir politique ?


« À mon niveau, j’ai reçu plusieurs messages et parfois même la visite des responsables de la communication d’État qui expliquent clairement que tout ce qui n’est pas communiqué officiellement venant du gouvernement ne doit être publié. Ils nous ont dit plusieurs fois qu’il fallait accompagner les autorités. Mais accompagner, qu’est-ce que cela veut dire ?


Pour nous, les journalistes, accompagner, c’est faire des critiques, c’est remettre en question, c’est écrire pour faire respecter les droits de l’Homme, etc. Mais nous avons l’impression que pour les autorités, accompagner c’est totalement l’inverse. Selon elles, accompagner c’est ne donner que la version officielle des événements que nous recevons par leurs services de communication. »


Est-ce que vous pensez que la censure dont vous parlez est bénéfique au pouvoir ou au contraire, qu’elle exacerbe les tensions déjà présentes ? 


« Pour moi, c’est évident que ça déstabilise le pouvoir en place. Nos analyses devraient idéalement permettre aux dirigeants de mieux gouverner le pays, de corriger ce qui doit l’être et de continuer avec les mesures qui fonctionnent. Mais si les journalistes sont empêchés de parler, où les autorités vont-elles trouver ce regard critique objectif ?


Cette restriction des libertés peut effectivement être une source de péril pour le gouvernement. Nous, les journalistes, ne sommes pas systématiquement contre le gouvernement. Notre volonté est d’accompagner le gouvernement pour sortir de la guerre, mais cet accompagnement ne passe pas par la propagande. »



Le 2 et 3 novembre dernier, a eu lieu la journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis à l’encontre des journalistes et dans le même temps, cinquante journalistes ont été tués à Gaza depuis la dernière reprise du conflit israélo-palestinien. Est-ce que la communauté internationale est assez sincèrement impliquée dans la protection des journalistes ou est-ce qu’elle n’agit que de façade ? Est-ce que vous avez reçu au Burkina un quelconque soutien de la part de la communauté internationale ? 


« Non. A mon humble avis, la communauté internationale ne s’implique pas assez, en dehors des quelques condamnations timides. Au Burkina, des journalistes ont été menacés ou envoyés au front et pourtant, en dehors des condamnations de Reporters Sans Frontières et de Human Rights Watch, personne n’a rien fait. 


Au Burkina Faso les journalistes sont constitués en diverses organisations professionnelles de médias et autres associations mais elles ont peu de pouvoir, simplement des communiqués de condamnation.   Par exemple, récemment une loi vient d’être votée et qui permet au chef de l’État de nommer le président du Conseil supérieur de la communication, l’organe de régulation de la communication et de l’information au Burkina. Au sein de la profession, on a trouvé que c’est un recul, parce que le président était nommé par les conseillers au sein desquels se trouvent les représentants des journalistes. Mais aujourd’hui, pour agir dans le sens que cette nouvelle loi ne porte atteinte à la liberté d’expression, que peuvent les condamnations et déclarations de principe ? 



Quelles seraient, selon vous, des mesures à mettre en œuvre pour améliorer la liberté d’expression et protéger les journalistes?


« Mettre en place un fonds, alimenté par des initiatives de soutien à la presse en Afrique afin de soutenir les journalistes serait une bonne piste à explorer. Si le journaliste doit se retrouver tous les jours au tribunal, il ne peut plus écrire, il ne peut plus travailler, son journal ne peut plus vivre. 


Quand on détient un journal en Afrique, ce n’est pas évident de le faire vivre. On a beau prendre des précautions tous les jours, si l’on se retrouve dans certains pays où la liberté de presse n’existe pas, c’est très difficile. Quand on vous dit par exemple que votre article est une injure à l’autorité publique. Quel est le contenu de cette accusation très vague ? Déjà, les moyens financiers et matériels nous font défaut pour faire le journalisme que nous souhaitons. Si nous devons en plus nous retrouver devant la justice et face à des amendes exorbitantes que l’on ne pourra jamais honorer, on ne peut que subir la répression. Le fonds dont je voulais parler pourrait pallier cette difficulté majeure. »



Vous avez évoqué les difficultés que vous rencontrez lorsque vous écrivez un article, et ce notamment depuis 2021. Pensez-vous qu’un journaliste burkinabé doit se tenir à une forme de patriotisme et notamment en temps de guerre ? 


« Il est clair que le journaliste doit être patriote mais cela ne doit pas l’éloigner de son objectivité. Il faut pouvoir être objectif, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui.

Avant cela, il y a ce qu’on appelle la « responsabilité sociale » du journaliste. En plus, si son pays est en guerre. Il faut bien qu’il puisse participer à sa manière à cette guerre pour amener son pays à la victoire. Aujourd’hui, effectivement, le Burkina est en guerre contre les leaders terroristes. Cependant, ce patriotisme comme on le dit, ne doit pas forcément l’amener à la propagande. Cela ne doit pas l’éloigner de l’objet de son “serment de journaliste”, de son éthique et déontologie qui sont les piliers de ce métier qu’il faut respecter. Donc d’une certaine manière, je crois qu’il faut forcément que le journaliste, même s’il est patriote, puisse être objectif sur des sujets qui vont permettre à son lecteur d’être bien informé. »



Récemment, on a entendu de nombreuses critiques sur un potentiel recul de la liberté de la presse en France, notamment après la perquisition et la mise en garde à vue de la journaliste française Ariane Lavrilleux. D’un point de vue extérieur, que pensez-vous de la situation de la liberté de la presse dans les pays démocratiques ?


« S’il y a un recul de la liberté de presse dans les pays démocratiques qu’en sera-t-il alors pour les pays non démocratiques, notamment dans ces pays africains où la démocratie est bien malmenée ? Notre étoile polaire aujourd’hui, ce sont justement ces pays dits démocratiques et notamment la France. Quand on voit des journalistes menacés, des journalistes qui sont en prison à cause de la politique ou des lobbies économiques, on se dit que l’on perd notre repère. 


En Afrique, notamment dans les pays colonisés par la France, on nous a dit que là-bas, c’est l’Eldorado. On a tous considéré la France comme un pays démocratique où toutes les libertés sont respectées. Mais maintenant, si la liberté de la presse doit faiblir dans un pays comme la France, ça sera le monde à l’envers ! Ce serait surtout dommage pour l’image de la France. »



Vous disiez que la liberté de la presse en France et dans les Etats démocratiques servait d’étoile polaire, que pensez-vous de la liberté d’expression très libre en France, notamment à travers les réseaux sociaux ? 


« On aimerait connaître la même situation au Burkina. Chacun rêve de pouvoir dire ce qu’il pense et ce qu’il veut sans tomber dans l’illégalité et la diffamation. Je crois que c’est une bonne chose d’être aussi libre et nous devons lutter pour que la liberté d’expression survive et vive. Souvent, quand on regarde les gilets jaunes manifester et que l’on voit les forces de l’ordre les réprimer, au Burkina on se demande si cette liberté d’expression n’est pas en train de prendre un coup. Cependant, je pense que la liberté d’expression ne signifie pas le désordre ou le chaos. Il faut tout de même une réglementation, c’est évident. Et en journalisme, nous essayons d’avoir, chevillées à la plume, l’Éthique et la Déontologie. »



Que pouvez-vous souhaiter pour l’avenir de Wakat Séra, de la presse, mais aussi de la liberté d’expression en général ?


« Je souhaite pour Wakat Séra de devenir un solide groupe de presse tridimensionnel qui pourra informer ceux qui veulent le regarder, l’écouter ou le lire sur internet, à travers la web-radio, la web-TV, le quotidien en ligne ou encore le magazine en format papier.

Mais ce que j’espère en réalité le plus pour Wakat Séra, c’est de vivre sous un ciel bleu, serein, dégagé de tout nuage, pour cette liberté d’expression que je souhaite à toute la presse en Afrique et dans le monde entier. Je désire ardemment que cette liberté d’expression puisse réellement servir à l’épanouissement de chacun et de tous, sur toute la terre. »


Cette seconde interview met en lumière Éric Truant, dessinateur de presse pour le média Cartooning for Peace, fondé en 2006 par Kofi Annan et Plantu. Ce métier, comme beaucoup de sous-domaines et genres de journalisme aujourd’hui, est encore souvent mis de côté – et ce malgré avoir coûté la vie à cinq dessinateurs en janvier 2015, en France.



Pourriez-vous nous parler de votre parcours professionnel ? 


« J’ai un parcours professionnel assez atypique pour un dessinateur. Je ne suis pas du milieu, mais si vous allez parler à d’autres dessinateurs de presse, personne n’a réellement fait d’école de dessin de presse. J’ai passé plus de 20 ans à faire des métiers qui n’avaient rien à voir avec le dessin de presse, principalement en entreprise et partiellement à l’international. Je me suis lancé dans le dessin professionnel il y a un peu moins de deux ans et je travaille avec Cartooning for Peace depuis 2021. 


Cartooning for Peace est un réseau de dessinateurs dans le monde entier. On compte un peu plus de 280 membres dans plus de 80 pays. Le rôle de Cartooning est de promouvoir le dessin de presse et la liberté d’expression. Cartooning for Peace déploie aussi des programmes civiques et artistiques, un peu partout dans le monde, sur les réseaux, sur différents médias, pour promouvoir ses valeurs, mais aussi pour aller au contact de différentes populations, que ce soient des jeunes, des moins jeunes, des personnes incarcérées, des artistes, etc… Enfin, la troisième mission de Cartooning for Peace est le soutien et la défense de dessinateurs menacés, partout dans le monde.»



En quoi votre parcours professionnel antérieur, votre travail en entreprise mais également votre formation en école de commerce, ont-ils influencé votre approche du dessin politique ?


« Ce n’est pas tant mon parcours professionnel qui a influencé mon choix d’aller vers le dessin politique, mais plutôt mes voyages et les années que j’ai passées en Angleterre et aux États-Unis dans le cadre de mes fonctions. Cela m’a permis, en autres, de me confronter à d’autres cultures, à d’autres personnes et à des environnements différents. Cela me permet aujourd’hui de mieux appréhender, définir et critiquer le monde. Le choix que j’ai fait de me lancer dans le dessin de presse est un choix très personnel. Le dessin pour moi, et le dessin de presse par extension, c’est d’abord un moyen de digérer le monde qui m’entoure, de digérer les choses auxquelles je suis confronté ; l’actualité, les grandes tendances politiques, géopolitiques, économiques, etc... C’est une manière de prendre un peu de distance et de recul par rapport à tout ça. »



Vous avez mentionné la variété des dessins et des dessinateurs travaillant avec Cartooning for Peace, qui rappelons-le, est un réseau de dessinateurs internationaux. Selon vous en quoi la diversité des points de vue au sein du réseau contribue à son impact ?


« La diversité au sein de Cartooning for Peace est essentielle. Elle montre que sur un même sujet, on peut avoir autant de points de vue, que de personnalités. Elle montre aussi que sur un même sujet, l’endroit d’où l’on dessine, l’endroit d’où l’on réfléchit, d’où l’on s’exprime a une importance cruciale pour comprendre le point de vue du dessinateur et par extension comprendre le dessin. 


Par exemple, depuis le 7 octobre, tous les dessinateurs du réseau s’expriment sur le conflit au Proche Orient. Ce qui est intéressant à voir, c’est que chacun amène son passif et sa position dans ses dessins. Même si les avis sont divers et parfois polarisés au sein de Cartooning for Peace, le réseau se retrouve qualifié de pro-palestinien ou de pro-israélien. De ce fait, c’est la première fois à ma connaissance que l’association se retrouve vraiment à devoir être très sensibles à la manière dont ils vont partager et médiatiser les dessins qu’ils reçoivent afin d’éviter d’être affiliés à un camp ou à l’autre. 


Les dessins de presse reflètent donc des personnalités, des points de vue, une localisation et une histoire très différente. La diversité des points de vue et des dessins est au cœur du projet de Cartooning for Peace. »



Vous avez mentionné précédemment des événements géopolitiques assez lourds, de la guerre à Gaza en autres, quelle est la valeur de la caricature ou du dessin de presse pour la transmission de message politique aussi forts ? 


« La valeur minimale ou la valeur métabolique de la caricature, c’est d’apporter une forme de décalage ou de recul par rapport à l’événement qu’on commente ou par rapport à l’actualité. Cela permet de créer du débat de montrer l’événement sous une forme différente, en somme, de relativiser.


Dans chacun de mes dessins j’essaie de créer un décalage, une prise de hauteur et surtout de créer une distance par rapport à la réalité, avec plus ou moins d’humour, plus ou moins de cynisme. Cela me permet d’atteindre le but utile du dessin qui est d’alléger et de montrer que les choses ne sont jamais ni noires, ni blanches, mais à nuancer. Le but ce n’est pas forcément d’amener de l’information, c’est de mettre le doigt sur quelque chose qui semble absurde ou incongru. La caricature est par conséquent un très bon outil de décalage. »



Vous avez mentionné l’émotion et la sensibilité à la fois de celui qui produit le dessin mais aussi de celui qui le perçoit, est-ce que vous pensez que la profession de journaliste implique une adaptation nécessaire au public actuel, qui est peut-être de manière générale plus sensible que celui d’il y a quelques années, ou bien est-ce qu’il y a un travail d’éducation à faire ?


« Il y a les deux. Il y a un travail d’éducation à faire, c’est certain, que Cartooning for Peace fait. C’est d’ailleurs un des trois piliers de leur activité. Ils vont dans des établissements primaires, secondaires, dans des prisons, etc... pour expliquer à un maximum de personnes ce qu’est le dessin de presse, et de manière plus générale, l’humour et la satire. Cartooning for Peace souhaite aussi démontrer que tant que le dessin de presse respecte le cadre de la légalité, on peut tout dire et tout discuter. 


Donc oui il y a un travail à faire, avec les jeunes, mais pas qu’avec les jeunes. Je réfute l’idée selon laquelle le problème d’intolérance et d’hypersensibilité provient uniquement des jeunes ou des réseaux sociaux. C’est certes un révélateur mais le problème est présent à tous les niveaux. 


Cependant, je pense aussi que l’évolution de la société implique une certaine adaptation de la part des dessinateurs de presse. On vit dans un monde qui n’est pas celui d’il y a dix ans ou vingt ans et il me semble que le métier de dessinateur est déjà en train de changer. Aujourd’hui, un dessin qui est publié et qu’on fait pour une cible particulière peut se retrouver du jour au lendemain sur l’écran d’une personne qui n’a pas demandé à voir ce dessin et qui est à l’autre bout du monde. Il faut qu’on s’adapte. Je ne qualifie pas ça d’auto-censure, c’est juste du « correctionnalisme », du professionnalisme en somme. Il y a des dessins que je ne fais pas parce que je les trouve mauvais ou excessifs etc… L’aspect positif, c’est qu’il y a, je trouve, beaucoup de jeunes dessinateurs et dessinatrices qui arrivent et modernisent le métier. C’est un métier qui était très masculin et qui commence peu à peu à se féminiser. Selon moi, c’est une très bonne nouvelle parce que ça permet d’ouvrir un angle mort historique du dessin de presse.


Tout cela peut contribuer à l’adaptation des dessins de presse au monde dans lequel on vit, sans pour autant se forcer à s’adapter à ce que le monde nous impose. Il y a pleins de choses qui ont déjà évoluées, pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, souvent, quand les nouvelles normes sont excessives et qu’elles brident la liberté d’expression Pour le meilleur, dans la mesure où les dessinateurs sont plus sensibles à la manière dont leurs dessins vont être perçus. 


En somme, il faut faire les deux ; s’adapter, d’une part et éduquer d’autre part même si je ne sais pas si c’est le bon terme, mais en tout cas à montrer un maximum ce qu’est le dessin de presse. »



Vous parlez d’un monde qui n’est plus du tout celui d’il y a dix ans, est ce que vous considérez que les attentats de Charlie Hebdo ont joué un rôle dans ce processus ? En quoi ont-ils affecté ou modifié votre perception et votre approche du dessin de presse ? 


« Je n’étais pas encore dessinateur professionnel à l’époque même si j’étais déjà très proche de ce milieu. Notre travail a forcément changé dans la mesure où, je pense que la plupart des dessinateurs et dessinatrices que l’on pourrait interroger se demandent maintenant ; devrait-on faire ce dessin ? Va-t-on vraiment dessiner ça ? Est-ce qu’on va parler de ce sujet précisément ? Nous ne pouvons pas nous en empêcher. Je ne pense pas que ce soit plus mal, ça force à être meilleur, à être un peu plus fin, ou ça force à trouver d’autres moyens de parler des mêmes sujets sensibles.  Donc oui, forcément Charlie Hebdo a changé les choses, pour tout le monde je pense.


Cela a rendu, à mon sens, le dessin de presse d’autant plus essentiel pour la survie de la liberté d’expression et plus généralement pour la démocratie. Ces événements ont montré l’importance des voix dissidentes et de ces prises de recul par le dessin.  Prenons par exemple la journée du droit des femmes qui aura lieu du 25 au 26 novembre. Ce n’est pas forcément un sujet sur lequel il est aisé de faire des blagues, mais en tout cas, sur ça, comme sur la guerre à Gaza, l’humour est toujours un moyen de créer une brèche dans le discours monolithique ou plus ou moins autoritaire qui est servi. 


Il est certain que les événements de Charlie Hebdo ont montré que le dessin de presse, s’il n’avait pas cette puissance d’éveiller les consciences par l’humour, par le décalage, n’aurait pas été la cible qu’il a été. Selon moi, ça a renforcé la nécessité de cette respiration démocratique dans le média et dans le discours, qu’est le dessin de presse. De façon plus pragmatique, ces événements ont forcément impacté au quotidien la manière dont nous, les dessinateurs de presse, travaillons parce que ce qui s’est passé peut se répéter. C’est une forme de jurisprudence qui fait qu’on peut plus produire un dessin sans imaginer des réactions – et donc des conséquences – disproportionnées. »



Que pouvez-vous souhaiter pour l’avenir de Cartooning for Peace, du dessin de presse et de la liberté d’expression en général ?


« Pour notre avenir, je souhaiterais idéalement que Cartooning for Peace n’existe plus, ou en tout cas que l’association puisse répondre à d’autres missions. Bien sûr, le réseau est très important et très intéressant pour toutes les raisons que je vous citais précédemment. Il donne à tous ses dessinateurs l’opportunité d’échanger entre nous, mais aussi, des points de vue qui viennent des quatre coins du monde. Cela est essentiel et devrait perdurer. Cependant, idéalement, leurs missions dont notamment protéger des dessinateurs menacés un peu partout dans le monde, ou encore éduquer les populations aux enjeux de la liberté de l’expression, devraient être des missions accomplies. Malheureusement, je ne pense pas que ce ne sera jamais le cas, à court, moyen ou long terme. 


Ce que je souhaite pour le dessin de presse, c’est qu’il survive dans les années qui viennent, qu’il survive au monde qui change, qu’il survive aux évolutions dans monde des médias. J’espère aussi que l’humour restera encore un mode d’expression acceptable. Au-delà des sujets sensibles, l’humour est, je trouve, de plus en plus délicat à utiliser parce que l’universalité des médias utilisés est complètement déphasée avec l’humour, qui lui est très localisé, très culturel voire très personnel. 


Je souhaite également que le dessin de presse reste le fer de lance de la liberté d’expression comme il l’a été depuis la création de la presse. Ce que je souhaite aussi c’est qu’il se féminise, qu’il se renouvelle à la fois en termes de dessinateurs et dessinatrices. Peut-être que dans vingt ou trente ans, le dessin de presse sera plus proche du même que du dessin que l’on connaît aujourd’hui. Selon moi, le même, qui est le format humoristique le plus populaire sur les réseaux sociaux, n’a pas grand-chose à envier en termes d’humour et d’inventivité aux dessins de presse. Peut-être que dans cinq ans il y aura un nouveau format qui sera un mi-chemin entre le dessin de presse et le même qu’on peut connaître aujourd’hui. 


Je souhaiterais aussi voir apparaître un modèle économique qui rende le dessin de presse viable. S’il n’y a pas de modèle économique qui permette aux dessinateurs de presse d’en vivre, le dessin disparaîtra du moins, sous la forme qu’on peut observer aujourd’hui. 


En somme, ce que je souhaite c’est d’exister quel que soit la forme mais de continuer d’exister et d’être ce “canari dans la mine” de la liberté d’expression et qu’on continue à apporter des petites bulles de liberté d’expression et de décalage dans un monde qui malheureusement ne va pas aller en s’allégeant. Indépendamment de ce qu’on vit aujourd’hui au Moyen-Orient, en Russie ou ailleurs, la tendance ne s’oriente pas forcément vers un monde qui devient de plus en plus léger, mais dans tous les cas, le dessin de presse n’a jamais été aussi important qu’il l’est aujourd’hui. »



Clarisse Doumerc Pauzies et Wandee Hervier

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