L’incendie de Lubrizol passé inaperçu derrière la mort de Jacques Chirac ? Pas vraiment. Depuis plusieurs semaines cette actualité est à la une de tous les journaux et envahit les réseaux sociaux.
Entre ce que l’on sait, ce que l’on entend et les photos alarmantes de sources douteuses, on a un peu du mal à suivre. Alors pour faire la lumière sur cette affaire, on démêle le vrai du faux pour vous.
Les faits
Dans la nuit du 25 au 26 septembre, un incendie s’est déclaré au sein de l’entreprise Lubrizol située sur les quais rive gauche de Rouen, en Normandie. Cet incendie a provoqué un important panache de fumée noire se dispersant dans toute la métropole rouennaise et a surpris ses habitants. Il a choqué notamment par sa dispersion et son intensité. Il est également à noter que cette entreprise est classée Seveso « seuil haut » en regard des produits dangereux qu’elle fabrique et qu’elle stocke.
Le feu a été maîtrisé jeudi à la mi-journée par les pompiers, mais il n’en reste pas moins que cet incident a provoqué de nombreux symptômes chez les habitants. Rouen était alors devenu une ville apocalyptique, une ville déserte. Les rues se sont vidées et on ne croisait plus que des passants avec des écharpes ou des masques sur le visage car une forte odeur d’hydrocarbure se faisait sentir. Cette fumée a provoqué chez un grand nombre de personnes des symptômes similaires : difficultés à respirer, maux de tête ou dans les cas les plus extrêmes vomissements. Cela a amené à la fermeture de nombreux commerces dans le centre-ville ainsi qu’à l’évacuation de certains locaux situés à proximité du site.
Les mesures qui ont été prises après l’incendie
Après cet incendie, les autorités ont rapidement pris plusieurs mesures d’urgences pour protéger la population et l’environnement. Il a ainsi été décidé de la fermeture des établissements scolaires et des crèches, d’enclencher des mesures de confinements pour les riverains, ou encore la fermeture de certaines voies de circulations.
Le Préfet a, par ailleurs, activé le Plan Particulier d’Intervention (PPI) de l’entreprise dès les premières heures de l’incendie. Celui-ci prévoit la réponse opérationnelle que doivent apporter les services de l’État à un incident pouvant se dérouler au sein de l’entreprise. Ces services ont alors été réunis au sein du Centre Opérationnel Départemental (COD) de la Préfecture, dont l’ouverture a été décidée par l’autorité préfectorale pour une meilleure coordination et une meilleure efficacité.
La demande d’analyse a été initiée dès le vendredi 27 septembre, à la suite de la préoccupation des habitants. Les premiers prélèvements ont été effectués pour surveiller l’ensemble des impacts environnementaux au sein des sols, de l’air et de l’eau car l’entreprise se situe à proximité de la Seine.
Le 1 er octobre, les fiches-produits des différentes substances présentes sur le site au moment de l’incendie ont été publiées sur le site de la Préfecture de Seine-Maritime, de même que les résultats des analyses effectuées par l’INERIS. Ont été également rendues public les 479 fiches de sécurité dans lesquelles on peut retrouver les caractéristiques des produits et les risques qui leurs sont associés.
Quelle est la conclusion des résultats d’analyses ?
Selon le site gouvernement.fr : « A l’exception du site de l’usine pour ce qui concerne le benzène, tous les autres résultats sont inférieurs aux seuils mesurables. La qualité de l’air est donc à son état habituel sur le plan sanitaire. ». Les analyses concernant la qualité de l’air ont été rendues publiques pour répondre à la demande de transparence de la part des habitants.
Par ailleurs, il a été établi que l’association de surveillance de la qualité de l’air Atmo Normandie effectuera des analyses dans la continuité de l’événement et les résultats observés seront accessibles à tous par le biais du site internet de l’association.
Concernant la possibilité de présence d’amiante dans la structure du bâtiment de l’entreprise, celle-ci est bien confirmée mais la concentration dans l’air se situe dans les taux autorisés et ne représente donc aucun risque pour la population.
Pour ce qui est de la pollution de l’eau, l’agence régionale de santé Normandie et Rouen
Métropole ont déclaré que l’eau de la métropole n’était pas polluée et que l’eau du robinet était bien potable car les eaux diffusées sur le réseau sont stockées dans des réserves souterraines qui n’ont pas été impactées. Les personnes qui auraient consommé de l’eau du robinet peu après l’incendie ne doivent pas être inquiétées.
Des tests concernant la possibilité de consommer ou non les produits agricoles cultivés à proximité de Rouen et qui ont pu être soumis au nuage de fumée ont aussi été effectués. Nous sommes toujours dans l’attente de résultats définitifs à ce sujet (notamment sur la présence éventuelle de dioxines dans les suies). Le Préfet de Seine-Maritime a ordonné par mesure de précaution que les produits agricoles soient conservés en attente des résultats et ne peuvent pas être commercialisés. Cette mesure est également prise pour les produits agricoles des départements des Hauts-de-France. Cela entraine des pertes significatives pour les agriculteurs, désabusés. Le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation a cependant indiqué que les agriculteurs concernés seraient indemnisés des pertes subies.
Quoi qu’il en soit tous ces résultats d’analyses ne suffisent pas à rassurer les habitants, mais pourquoi cela ? Existe-t-il une perte de confiance en la parole des scientifiques ou surtout en la parole des politiques ?
Un site SEVESO sous aucune surveillance et livré à lui même
Il est important de préciser ce qu’est une entreprise SEVESO.
Ce nom SEVESO vient d’une suite de directives européennes prises après une catastrophe industrielle qui s’est déroulée en 1976 en Italie. Suite à cette catastrophe, les États membres de l’Union européenne ont dû prendre des mesures pour que ce genre d’accident ne se reproduise plus. Chaque pays a notamment identifié et encadré les activités des sites industriels à risque pouvant provoquer des accidents graves. Ce risque est basé notamment sur la dangerosité des produits utilisés, stockés ou transformés sur le site. Dangerosité qui peut être à la fois pour la vie humaine ou pour l’environnement.
Il existe également plusieurs seuils de risque selon les activités et les produits présents sur le site qui peut être soit de « seuil haut » soit de « seuil bas ». Ici, l’entreprise était classée « seuil haut », ce qui signifie qu’elle était sous haute surveillance et suivie de près par les services de l’État, comme la Préfecture qui délivre notamment l’autorisation d’élargir la capacité de stockage de produits dangereux comme ce fut le cas pour Lubrizol ou la DREAL (Direction Régionales de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement) qui est en charge de contrôler les sites SEVESO.
On s’étonne alors qu’une entreprise en théorie hautement surveillée ait pu connaitre un incendie d’une telle ampleur et dont nous ne connaissons toujours pas l’origine, ni nous citoyens, ni les dirigeants de l’entreprise. Alors il y a-t-il eu des manquements de la part des autorités concernant les normes de sécurité imposées à l’usine de Lubrizol ?L’entreprise est-elle vraiment aux normes ?
Il nous faut également rappeler que l’entreprise n’est pas à son premier flop. En 2013, elle avait déjà déchainé la chronique par un nuage de gaz hautement odorant émanant de l’usine. Les répercussions de ce nuage avaient alors été ressenties bien au-delà de Rouen, notamment dans le Sud de Londres, provoquant alors des maux de tête ou des nausées aux personnes exposées. Suite à cet incident, l’usine avait été condamnée à verser une amende de 4000€ et s’était dotée d’un PPRT (Plan de Prévention des Risques Technologiques). En effet, l’entreprise n’en avait pas avant cela malgré l’obligation juridique pour les entreprises classées SEVESO « seuil haut » de prévoir de telles précautions. Mais l’entreprise ne s’arrête pas là ! En septembre 2015, une fuite phénoménale de plus de 2000 litres d’huile s’était déversée dans le réseau d’évacuation des eaux pluviales. Un barrage avait alors été dressé pour éviter la contamination de la Seine. Et pour finir, le 3 septembre 2019, peu avant l’incendie de Rouen, un autre incendie s’était déclaré dans une autre usine de Lubrizol à Oudalle, près du Havre. Cela démontre-t-il une mauvaise gestion de la part du groupe Lubrizol ? Les autorités n’auraient-elles pas pu accroitre leur surveillance ou du moins réduire la production et le stockage de produits dangereux, étant donné les incidents précédents ?
Concernant l’incendie du 26 septembre, une enquête a été ouverte par le Parquet de Paris.
Les investigations ont commencé le mardi 8 octobre et cherchent à déterminer les causes et l’origine de l’évènement, et cherchent particulièrement à connaitre si l’incendie est d’origine criminelle ou non.
Incarnation d’un rejet de la parole politique
Un mystérieux défilé des ministres se déroule à Rouen depuis l’incendie. En tout six ministres sont passés dans la métropole rouennaise : le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, le ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse Jean-Michel Blanquer, la ministre de la Transition écologique et solidaire Élisabeth Borne, la ministre des Solidarités et de la Santé Agnès Buzyn, le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation Didier Guillaume et le Premier Ministre Édouard Philippe. Le président de la République Emmanuel Macron a également déclaré le 4 octobre qu’il se rendrait à Rouen.
Et tout ça pour quel résultat ? Les habitants ne sont toujours pas rassurés quant aux produits qu’ils ont inhalés et le risque que cela peut avoir sur leur santé. Des manifestations se sont d’ailleurs organisées un peu partout dans la métropole afin de protester contre cette catastrophe sociale et environnementale. Les habitants attendent de la transparence quant aux risques qu’ils encourent et ni la publication des résultats des analyses, ni le déplacement de cette ribambelle de têtes couronnées ne semble les rassurer.
Les habitants sont avant tout en colère. Ils sont en colère car ils ont le sentiment qu’on leur cache la vérité. Ils restent de nombreuses parts d’ombre dans cette affaire et les citoyens ont le sentiment d’être mis à l’écart du processus de décision. Pour traduire cette colère, certains d’entre eux ont même pris la décision de porter plainte pour mise en danger de la vie d’autrui.
Cette situation de non-confiance envers la parole du politique peut confirmer la tendance dégagée par le mouvement des gilets jaunes. Celui-ci avait su constituer un tournant majeur dans la manière de manifester le mécontentement. Il avait su dénoncer la position de l’élite parisienne des représentants déconnectés de la réalité des représentés.
L’incendie de Lubrizol est avant tout un problème de société et un problème de santé publique, mais il traduit également un manquement de la part de l’exécutif. La France en tant qu’État de droit se doit la transparence envers ses citoyens. L’incendie de Lubrizol constitue avant tout une faute politique en termes de communication et la réponse trop vague qui a été apportée à l’événement n’a fait que consolider la colère des habitants.
Or, les citoyens doivent pouvoir avoir accès à la transparence qu’on leur a promise. Même si la population encourt un danger et que les autorités ne veulent pas provoquer un mouvement de panique, leur devoir de politique est malgré tout de protéger les citoyens et de leur dire la vérité. La situation d’ignorance dans laquelle ils sont laissés est scandaleuse.
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